Dénoncer la déshumanisation de l’espace public actions de désobéissance civile à Bruxelles

Si l’écologie et la participation émergent dans la fabrique urbaine, la tendance de l’espace public à devenir marchand et sécuritaire ne faiblit pas. Certains ont décidé de s’emparer du problème : le mouvement Design For Everyone agit à Bruxelles pour des espaces publics accueillants et solidaires. Une façon de reprendre la main sur la fabrication des espaces, dans la lignée des luttes populaires.

À l’instar d’autres capitales, Bruxelles est l’objet de grands chantiers de transformation de l’espace public. Avec d’autres acteurs du secteur socio-culturel, avec des artistes et des étudiants, Design for Everyone s’interroge sur la façon dont nos décideurs fabriquent nos lieux de vie et sur les usages qui y sont favorisés. Nous parcourons la ville avec un regard critique mais ouvert. De ces parcours sont nées des expositions et une carte de Bruxelles, toutes participatives. Elles dénoncent, de manière générale, la victoire de la conception de l’espace public comme un domaine marchand au détriment d’un espace culturel et de rencontres. Les aménagements urbains en cours et à venir sont décrits dans le Plan régional de développement durable de la Ville de Bruxelles, ils ont presque tous pour finalité de favoriser l’épanouissement social et la biodiversité. Dans ce contexte, nous dénonçons ce qui apparaît comme des anomalies au sein de l’espace public car entravant la justice sociale et environnementale que nous prônons.
Nos objectifs sont d’informer et de bousculer le citoyen et les représentants politiques au sujet de l’occupation de l’espace public et d’inciter chacun à prendre conscience de l’influence qu’il exerce.

la ville, comme d’autres, est victime du « tout pour la
croissance », de l’hyper fonctionnalité , au mépris de ses habitants et
de l’environnement

La mondialisation et le tourisme de masse ont transformé nos villes en produit dont l’essence est d’être vendeur, clinquant, attirant. Dans son dernier rapport d’activités, l’outil de promotion du tourisme bruxellois, visit.brussels, se réjouit de la position de Bruxelles comme ville la plus cosmopolite d’Europe. Certes, mais il s’agit d’un cosmopolitisme à visage unique et stéréotypé, qui fait fi de la singularité propre à chaque culture. Un cosmopolitisme lisse et uniforme, d’une ville qui n’offre presque plus rien d’autre que les mêmes tours de bureaux, les mêmes enseignes marchandes qu’ailleurs et qui transforme ses attributs culturels propres en attractions touristiques.

La transformation des villes, au mépris de ceux qui la composent

La refonte des espaces publics, depuis des décennies, est pensée en fonction des besoins du marché et de la vitrine que la ville doit offrir. Bruxelles est tristement célèbre pour la « Bruxellisation » que certains ont défini comme l’art de détruire une ville en temps de paix1.
Déjà, vers 1960, s’affiche le mépris pour les classes populaires, comme en témoigne symboliquement la construction de la Tour Blaton sur l’emplacement même de la Maison du Peuple d’Horta, et ce malgré un mouvement de contestation international. À grande vitesse, Bruxelles est remodelée, les buildings d’architecture internationale défigurent les quartiers, des zones industrielles se substituent aux espaces verts, des autoroutes à voies multiples apparaissent. Des milliers d’habitants de quartiers populaires sont déplacés, certains ad vitam car les promesses de reconstruction des logements n’atteignirent péniblement que 40%.

si quelques quartiers à taille humaine […] ont survécus à la
révolution architecturale, c’est grâce à la lutte des classes populaires

La ville, comme d’autres, est victime du « tout pour la croissance », de l’hyper fonctionnalité, au mépris de ses habitants et de l’environnement. Les tissus social et urbain sont détruits, le maillage vert fragmenté. La classe moyenne va trouver la quiétude vers la périphérie. Les classes populaires, avec l’aide de pionniers des mouvements de réappropriation de l’espace public par et pour le citoyen, organisent la résistance. Il est important de souligner que si quelques quartiers à taille humaine, si prisés aujourd’hui, ont survécus à la révolution architecturale, c’est grâce à la lutte des classes
populaires. De ces mouvements naissent également les commissions de consultation citoyenne, comme autant d’outils pour reprendre la Ville, reprendre du contrôle sur la fabrication de l’espace. Ils remporteront quelques victoires. Design For Everyone vient, avec d’autres, se superposer à ces mouvements plus anciens. Les changements actuels dans l’aménagement de l’espace public ont moins d’envergure, balafrent moins la ville mais ne sont pas moins discriminants et bien plus insidieux, comme l’est notamment le mobilier urbain moderne.

l’architecture se doit d’être fonctionnelle et au service de tous les citoyens, sans forme d’exclusion

Du mobilier urbain vecteur d’hostilité

L’architecture est un art qui, par essence, se doit d’allier le fond à la forme. Son expression se doit d’être autant visuelle que usuelle.
Depuis une dizaine d’années, des éléments du mobilier urbain se voient dépossédés du fond, de l’usage, laissant seulement la place pour la
forme, agressive et hostile. L’assise ischiatique peut être perçue comme empreinte d’une certaine originalité mais elle ne permet en aucun cas à
l’objet de satisfaire le besoin de repos d’une femme enceinte, d’une personne âgée, de tout citoyen, au fond. Imaginez un plancher incliné dans votre salon, aussi artistique et original qu’il puisse être, il peinera à remplir sa fonction. Dans la sphère privée comme dans l’espace public, l’architecture se doit d’être fonctionnelle et au service de tous les citoyens, sans forme d’exclusion. Car en plus d’être inconfortables, ces éléments excluent et limitent les possibilités
d’usages. Les bancs Camden, les assis-debout, les assises ischiatiques, sont avant tout des objets qui empêchent l’utilisateur de s’y allonger.
Le pas pour affirmer qu’il s’agit de mobilier anti-sdf est vite franchi.
Les piques qui sortent du sol, les assises fractionnées, les grillages,
les encadrements de fenêtres munis de herses sont autant d’éléments qui
entravent les usages, éloignent les jeunes et les indésirables. En
cela, ils sont des vecteurs d’hostilité.

© Nadine Collart et Sophie Colette

Il n’existe pas de neutralité dans l’espace urbain. Chacun de ses éléments s’y trouve pour une raison et aucun ne laisse indifférent.
L’architecture urbaine exerce une influence psychologique sur chacun de nous. On se sent dominé à dessein par les hautes tours des quartiers
financiers. On se sent revigoré au retour d’une balade au cœur d’un espace arboré. De la même manière, la vue d’éléments agressifs au cœur
de nos espaces de déambulation nous pousse à croire qu’une menace existe. L’hostilité, le mépris et la peur entre des usagers d’âges ou de conditions sociales différentes s’en trouvent renforcés.

© Nadine Collart et Sophie Colette

Et pas plus qu’il n’est neutre, le paysage urbain n’est apolitique.
Après le tsunami architectural que fut la Bruxellisation vient maintenant la vague sécuritaire qui semble, consciemment ou non, être le terreau de toute rénovation urbaine. Ce mobilier urbain, matérialisation des politiques sécuritaires au même titre que les caméras qui fleurissent partout, surtout dans les quartiers à forte population immigrée, ne règle en rien le problème de la précarisation et
de la pauvreté. Pas plus que les 7000 caméras combinées présentes à l’aéroport international et dans les transports en commun bruxellois n’ont permis d’empêcher les attentats de 2016. Loin de privilégier le bien-être de l’ensemble des habitants, le vivre-ensemble et les politiques d’intégration, la tendance qui prévaut au sein des aménagements urbains nous semble autoritaire et libérale.

© Nadine Collart et Sophie Colette

L’espace public à la merci du secteur privé

Libérale car ces aménagements, bien souvent, bénéficient au secteur privé mais procurent peu d’avantages au citoyen et au secteur public.
Ils sont souvent le fruit de partenariats publics-privés (PPP). Les seconds bénéficient à la fois de subsides régionaux, d’un abaissement de la TVA à 6%, alors qu’elle est de 21% pour le secteur de la construction, ainsi que de structures (parcs, plaines de jeux, etc.) que la Ville finance aux abords des projets et qui bénéficieront donc également à la partie privée. À la fois promoteurs et entrepreneurs, les entreprises privées ont tout à gagner mais rares sont les investissements du secteur en matière de projets durables ou favorisant l’intégration. Le secteur public trouve dans les PPP des liquidités mais
se voit soumis aux diktats de technocrates complètement étrangers aux besoins des quartiers concernés. En 2018, un rapport de la Cour des
Comptes européenne dénonçait les lacunes et dérives des PPP, dont le surcoût avéré pour les États pèse sur ses finances et coûte à la collectivité (augmentation des taxes, des loyers)2.
Les nombreuses recherches au sujet de la gentrification ne suggèrent pas non plus que les classes populaires en bénéficient, au contraire. La
gentrification est bien souvent soudaine, mène à une refonte totale du tissu urbain et relègue les plus précaires en périphérie.

l’espace de plus en plus important pris par le secteur privé au sein de l’espace public mène à des conflits d’usages

Les récents aménagements bruxellois ont également donné naissance à de vastes places, d’une vacuité saisissante. Vide de tout mobilier, ce nouveau paysage urbain est signe d’épure, pourtant il étouffe. Le vide restreint l’envie d’y prendre place. Que fait le citoyen face à une place vide ? Il passe son chemin. Les commerçants, eux, y voient place nette pour s’installer. L’espace de plus en plus important pris par le secteur privé au sein de l’espace public mène à des conflits d’usages.
Par exemple, les terrasses d’établissements privés, en des endroits de plus en plus nombreux, entravent le passage des riverains. Les employés perçoivent quant à eux la voie publique comme leur lieu de travail, s’opposant à l’usager qui se trouve « dans leur chemin ».

L’avènement du citoyen-consommateur

On ne compte plus les quartiers bruxellois où le détournement de l’espace public à des fins fonctionnalistes et marchandes suscitent la
colère, l’indignation ou le sentiment de rejet. Le quartier St-Géry a vu se constituer un comité de citoyens en réponse au réaménagement de la
place au détriment de la sécurité, l’étroitesse des rues et la profusion de terrasses ne permettant pas à un camion de pompier de passer.
Flagey, jadis quartier populaire accueillant la communauté portugaise de Bruxelles, a vu ses loyers tripler suite à la gentrification. Bruxelles accueille les bâtiments de l’Union Européenne au sein du Quartier
Léopold : le Fédéral, puis la Région ne se sont guère préoccupés de l’impact du quartier européen sur les habitants car outre la perte de logements, les bruxellois se sentent exclus par son ambiance
impersonnelle et l’usage généralisé de la langue anglaise jusque dans les lieux de sortie. Les transports publics y sont détournés chaque
semaine, en heure de pointe, au profit des terrasses faisant face au Parlement Européen.

En 2016, des recherches internationales montraient que la piétonisation favorise en général une occupation quasi exclusive de la voirie par certaines activités commerciales privatisant l’espace public
au détriment des activités socioculturelles et de flânerie3.
Le piétonnier bruxellois est la nouvelle façade clinquante du développement urbain local. Des espaces verts y ont été développés mais sans aucun maillage, ils assurent un certain décor mais ne remplissent pas leur fonction environnementale. Ce piétonnier, qui s’articule exclusivement autour d’artères et de rues à fort potentiel commercial,
offre peu d’espace pour souffler. Le défi principal est justement de garder l’équilibre, de savoir comment et avec quelles politiques peut-on améliorer et pérenniser les pratiques sociales souhaitables et leur
diversité dans ce nouvel espace. Notre sentiment est que le citoyen y est réduit à une pure fonction de consommateur. Comme l’explique [Mickaël Labbé->http://www.revuesurmesure.fr/authors/mickael-labbe],
philosophe et spécialiste d’architecture : « Les villes réduisent celui qui les fréquente à l’état de portefeuille bien rempli ou à un ensemble de comportements suspects indésirables ». En tant que citoyen on se retrouve malgré nous dans l’une ou l’autre de ces catégories. Les jeunes, les SDF, les personnes d’origine étrangère, les migrants,
occupent bien souvent la deuxième position dans l’imaginaire collectif et la structure de la ville contribue à ces clichés.

© Nadine Collart et Sophie Colette
Design for Everyone utilise des matériaux recyclés pour couvrir la caractéristique excluante d’éléments du mobilier urbain, tout en la laissant visible

Les aménagements précités et ceux à venir nécessitent une réponse citoyenne politisée, organisée et qui montre aux décideurs un désir manifeste de justice sociale. C’est dans cette optique que Design for Everyone poursuit ses actions culturelles et de désobéissance civile.
Avec nos outils informatifs et nos interventions dans l’espace public nous continuerons d’attirer l’attention sur le besoin de réarticuler les notions sociales, environnementales, d’esthétique, de politique et de
culture qui se doivent de cohabiter harmonieusement pour créer un environnement public sain et solidaire.

© Nadine Collart et Sophie Colette
Action “Chasser les sans-abris ou leur donner un toit ?


Brussels’ prout map


Notes

  1. Atelier de recherche et d’action urbaines –ARAU (2007) Vouloir et dire la ville, Bruxelles. [https://arau.org/fr/urban/detail/7/vouloir-et-dire-la-ville->https://arau.org/fr/urban/detail/7/vouloir-et-dire-la-ville

  2. [https://www.eca.europa.eu/fr/Pages/DocItem.aspx?did=45153->https://www.eca.europa.eu/fr/Pages/DocItem.aspx?did=45153

  3. Boussauw, K. (2016) Lokale economische aspecten van voetgangersgebieden : een beknopt literatuuroverzicht, Bruxelles. 

 

A Bruxelles, les yeux grands ouverts!

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